The American Beetles

Les faux Beatles qui ont trompé l’Amérique du Sud

Crapules
10 min readJan 6, 2021

Au début de l’année 1964, alors que la Beatlemania contamine le monde entier, la presse argentine annonce que, pour la première fois, les Beatles venaient en Amérique du Sud.

Des millions de personnes attendent leur arrivée, certains ont même la chance d’avoir des places pour assister en direct à leur premier passage TVsur le continent. Le présentateur les annonce, et enfin ils arrivent sur scène, devant la foule en délire.

Ils sont tous les quatre là : Tom, Vic, Bill et Dave. Les Beatles. Enfin plutôt, les American Beetles.

Pendant que les vrais Beatles profitent d’un moment de répit à Londres entre les tournées et les enregistrements, quatre jeunes américains ont pris leur place le temps d’une tournée à travers toute l’Amérique du Sud.

Voici donc l’histoire des faux Beatles, qui ont trompé l’Amérique du Sud et ont fini par inspirer toute une génération à se rebeller par la musique (et se font kidnapper par des catcheurs en cours de route).

Cette histoire est aussi disponible en version audio ici :

Au commencement étaient The Ardells

Notre histoire commence avec Bill Ande, Tom Condra, Vic Gray et Dave Hieronymus, quatre amis lycéens du sud de la Floride, qui avaient l’habitude de traîner dans les restaurants en drive-in et de chanter ensemble a capella.

Ayant déjà quelques fans, ils achètent des instruments de musique et apprennent à jouer eux-mêmes les chansons à succès du moment.

Ils baptisent leur groupe The Ardells et passent du temps aux Criteria Studios de Miami, où ils rencontrent d’autres musiciens et enregistrent des bandes démos de doo-wop, un sous-genre du rhythm and blues, courant musical emblématique des années 50, représenté par des artistes comme The Platters et The Temptations.

The Ardells — Seven Lonely Nights

Ils se font alors rapidement remarquer par Bob Yorey, producteur et manager basé à Miami, qui les prend sous son aile et leur décroche de nombreuses dates dans les clubs de la ville.

The Ardells donnent plusieurs concerts à Miami, où ils mélangent chansons originales et reprises, devant un public de plus en plus enthousiaste. Mais Bob avait d’autres projets pour le groupe.

La Beatlemania s’empare de l’Amérique

En 1964, les Beatles se positionnent dans le haut des charts américains avec leur tube “I Want to Hold Your Hand” .

Une tournée sur le sol américain s’annonce et ils réunissent lors de leur passage en direct à l’émission The Ed Sullivan Show sur CBS, le 9 février 1964, plus de 70 millions de téléspectateurs. Un record qu’aucun Américain auparavant n’avait atteint (pas même Frank Sinatra ni Elvis Presley).

The Beatles — I Want To Hold Your Hand — Performed Live On The Ed Sullivan Show

Autre record pour le groupe, lors de la semaine du 4 avril 1964, ils parviennent à classer cinq de leurs musiques dans le Top 5 du classement américain des ventes musicales : on est en plein dans la British Invasion.

Pendant ce temps à Miami, Bob Yorey se dit que si les Beatles anglais avaient autant de succès, il y avait sûrement de la place dans le coeur des fans pour des Beatles américains. Il appelle alors ses protégés The Ardells et leur dit ceci :

Faites-vous pousser les cheveux, vous êtes désormais “The Americans Beetles””.

Et si l’orthographe du nom est différent, c’est à peu près la seule chose qui les distingue du groupe anglais. Ils sont coiffés pareil, habillés pareil et chantent des chansons très (très) proches de celles des Beatles, comme en témoigne leur chanson Don’t be Unkind :

The American Beetles — Don’t Be Unkind

Ce qui part d’une blague et d’une occasion facile de surfer sur le phénomène des Beatles, leur vaut une toute nouvelle popularité dans la région de Miami, et un public de plus en plus plus nombreux vient les voir jouer.

C’est alors qu’entre en scène Rudy Duclós.

Les American Beetles en route pour l’Amérique du Sud

Rudy Duclós est un promoteur argentin qui, comme de nombreux collègues à lui, se rend fréquemment à Miami, véritable vivier de talents pour les imprésarios sud-américains à la recherche d’artistes à faire tourner dans leur pays.

Un soir, Rudy se rend au club où jouent les American Beetles. Devant ces quatre sosies des Beatles, il flaire une opportunité qui sent bon l’argent facile et leur propose d’organiser pour eux une tournée dans toute l’Amérique du Sud. Ce que le groupe et leur manager s’empressent d’accepter.

Sauf qu’en vendant le groupe à des promoteurs et à des salles de concert, Rudy Duclós “omet”de mentionner la partie “American” du groupe, et les présente comme les vrais et authentiques Beatles.

Les contrats sont signés et les médias relayent l’information partout. Au Pérou, le journal La Crónica annonce que “les célèbres Beatles viendront en mai”. Les adolescents attendent alors avec impatience la toute première venue des Beatles en Amérique du Sud. Rudy Duclós parvient même à ouvrir la tournée des American Beetles par un passage à la télévision argentine.

La venue des Beatles annoncée dans le journal La Cronica

En Argentine, la compétition pour inviter The American Beetles est d’ailleurs si intense que deux chaînes, Channel 13 et Channel 9, les réservent pour le même soir. Des négociations sont organisées à l’arrivée du groupe à l’aéroport de Buenos Aires. Si Channel 9 prend d’abord le dessus grâce à des contrats d’exclusivités, les liens étroits entre Channel 13 et les autorités locales leur permettent rapidement d’obtenir la priorité.

Mais Alejandro Romay, le président de Channel 9, a prévu le coup. Et en tant que patron de chaîne, il a évidemment un bon carnet d’adresse. Sauf que ce n’est pas un bon avocat ou la police qu’il appelle à l’aide.

Il appelle Martin Karadajian.

Titanes en el Ring : Martin Karadajian vs. La Momia

Martin Karadjian est un lutteur professionnel, star de l’émission Titanes in el Ring (les Titans du Ring). Surnommé “l’homme sauvage d’Amérique du Sud”, il est réputé pour être encore invaincu, après avoir affronté des hommes comme Marvin Mercer, Mike Clancy, Steve Karras, The Golden Superman et Sam Berg.

Alejandro Romay lui demande donc d’amener ses “poids lourds” pour une solution “peu orthodoxe”. Quand il revient sur cet événement, le patron de Channel 9 raconte :

“Les catcheurs se sont rués directement vers les quatre garçons, et les ont pratiquement suspendus par-dessus leurs épaules. Tout le monde les poursuivait : la police, les gens de Channel 13, le juge… Je disais à mes équipes de courir sans se retourner.”

Les American Beetles sont embarqués dans un avion direction Palermo, où Alejandro avait organisé leur arrivée. L’agitation est telle que personne ne se rend compte sur le coup qu’il ne s’agissait pas des vrais Beatles.

Ce n’est qu’une fois à bon port, aux studios de Channel 9, que le personnel de la chaîne comprend la supercherie.

Mais le groupe avait été programmé pour être l’acte principal d’un programme en prime time, “El Festival de la Risa” (le Festival du Rire), et leur venue avait été annoncée dans tous les médias du pays. Impossible de faire marche arrière.

L’émission commence. Les American Beetles attendent derrière la caméra, guitares en main main, tandis que l’animateur prononce son discours de présentation.

The American Beetles — Live 1964

Si le public se rend vite compte de la supercherie, les réactions sont divisées. Certains s’effondrent en larme en voyant qu’il ne s’agit pas de John, Paul, Georges et Ringo, mais la grande majorité jouent le jeu, dansent, crient. Comme s’ils avaient trop attendu ce moment pour se laisser décourager.

Le groupe joue ses morceaux et l’émission rencontre un grand succès, enregistrant le record d’audience de l’histoire de Channel 9.

La tournée en Amérique du Sud

Mais si leur apparition sur Channel 9 s’est plutôt bien déroulée, ce n’est pas le cas pour la tournée de concerts qui suit, avec des dates prévues en Argentine, au Pérou et au Chili.

Dans certaines salles les gens leurs lancent parfois des pièces de monnaie et des cailloux, si bien que dès que leur concert se termine, le groupe s’en va en douce pour éviter la foule.

La presse sud-américaine est encore moins indulgente à leur sujet.

“Ils ont des cheveux dans leurs cordes vocales ! Ils chantent mal, mais ils jouent pire”, titre un journal. “Les Beetles ont montré que tout le talent qu’ils ont est dans leurs cheveux !” publie un autre. La Crónica qualifie leur tournée de “farce bien plus grande que leur présence masculine contestée” et publie des attaques de ce genre tout au long du mois de leur tournée.

Cette réaction de la presse n’est pas uniquement due à la musique des American Beetles, mais plutôt à la situation politique troublée du continent.

L’Argentine et le Brésil, en particulier, étaient sous la direction de gouvernements autoritaires de droite, souhaitant exercer un contrôle total sur tous les aspects de la vie publique, de la musique à l’éducation en passant par la politique, qui étaient surveillés afin de détecter toute influence libérale. Par exemple Radio Freedom, à Buenos Aires, interdit la musique de The American Beetles, jugée “sexuellement ambiguë”.

Mais pour chaque chanson censurée, une contre-culture se développait. Et comme les vrais Beatles ne sont jamais venus en Amérique du Sud, les American Beetles allaient servir de substitut pour la jeunesse rebelle locale.

Car si les Beatles exerçaient à l’époque une forte influence sur une grande partie de l’Amérique latine, où ils avaient énormément de fans, ils n’y ont jamais fait leur apparition. En 1964, le marché sud-américain de la musique ne représentait qu’une fraction de celui des États-Unis, de l’Australie ou de l’Europe. Le Pérou par exemple, où se sont rendus les American Beetles, avait une économie de la taille du Royaume-Uni au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Les salles de concerts, les promoteurs et les agents n’avaient tout simplement pas les moyens de payer les frais des Beatles. L’Amérique du Sud faisait face à une pénurie de rock anglais, que les American Beetles ont comblé.

Et leur tournée sur le continent a inspiré de nombreux jeunes sud américains.

Naissance de l’Uruguay Invasion

Le passage télévisé des American Beetles en Uruguay a notamment inspiré la formation des Los Shakers, quatuor ayant eu un véritable impact en Amérique du Sud.

Dirigés par Hugh Fattoruso, Los Shakers marquent le début de l’ère de la musique anglophone en Uruguay, baptisée la Uruguay Invasion (équivalent Argentin de la British Invasion). Ce mouvement a ainsi contribué à la naissance de la scène musicale rock révolutionnaire du pays.

La première fois que nous avons vu des gars aux cheveux longs faire de la musique, c’était à la télévision avec The American Beetles”, déclarait Hugh Fattoruso dans une interview accordée en 1993 au magazine Página 30.

Los Shakers enregistrent du rock chanté en anglais, complètement à contre-courant de la musique populaire de l’époque chantée en espagnol, et mélangent des influences pop anglaise et sud-américaine. Comme ici avec leur tube Never Never, aux airs de boss nova.

Los Shakers — Never Never

Los Shakers deviennent rapidement populaires dans leur pays et dans leur continent, particulièrement en Argentine. D’autres groupes suivent, comme Los Mockers, dont l’inspiration assumée des Rolling Stones vient les positionner en “rivaux” de Los Shakers.

Au milieu des années 1960, des dizaines de groupes se produisent ainsi dans tout l’Uruguay. Ils chantent forts, ils chantent en anglais, ils ont les cheveux longs et ils sèment un vent de révolte.

En 1968, Los Shakers sortent La Conferencia Secreta Del Toto’s Bar, un album clairement influencé par le Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles. Cet album est une véritable capsule témoin d’un moment d’histoire de l’Uruguay des années 1960 : un moment où le rock se politise et où une nouvelle sensibilité musicale commence à s’imposer.

C’est ce que reflète d’ailleurs le titre de l’album, une relecture de la rencontre de 1962 qui a conduit à l’expulsion de Cuba de l’Organisation des États américains, qui a justement eu lieu en Uruguay.

Los Shakers — La Conferencia Secreta del Toto’s Bar

Cet album sera cependant le dernier du groupe, puisque Los Shakers se séparent durant l’année, imités peu après par Los Mockers. Ces séparations marquent ainsi la fin d’un mouvement et d’une époque où le rock uruguayen anglophone a dominé les palmarès pop sud-américains.

La fin des American Beetles

Pour en revenir aux American Beetles, le groupe rentre aux Etats Unis une fois leur tournée finie en Amérique du Sud. Mais dans leur pays natal, leur nom de scène leur rend la vie bien plus difficile. Les radios donnent évidemment la priorité aux vrais Beatles, et plus personne ne les prend au sérieux en tant qu’artistes.

Ils changent alors de nom, et deviennent The Razor’s Edge. Sous cette identité ils enregistrent le single “Let’s Call It a Day Girl”, qui se classera dans le top 100 aux Etats-Unis et au Canada.

Razor’s Edge — Let’s Call it a Day Girl

Mais le succès ne sera pas au rendez-vous pour les prochains singles du groupe, qui se sépare une bonne fois pour toute à la fin des années 60.

Les American Beetles sont tout de même restés dans les mémoires de la jeunesse de l’époque. Aujourd’hui encore, on peut retrouver sur certains forums des témoignages d’argentins qui se souviennent du passage du groupe à la télévision, et de l’influence que celui-ci a eu chez eux.

Voilà comment un groupe formé au départ comme une blague, puis comme une escroquerie, a fini par inspirer toute une génération.

Et que pensaient les vrais Beatles de ces imitateurs ? Et bien d’après le chanteur des American Beetles, les quatre garçons seraient venus les voir jouer à Miami et se seraient même lever pour danser avec eux.

Si ce sujet vous intéresse, je vous recommande chaudement le visionnage du court documentaire When Beatles came to Argentina de Fernando Pérez, avec des interviews des membres du groupe et de Channel 9 (disponible gratuitement sur YouTube).

When Beatles Came to Argentina — Documentary — Fernando Pérez

Envie de plus d’histoires autour des Beatles ? Foncez écouter le podcast Quatre Gaçons Dans Le Podcast, riche en anecdote sur le groupe !

Sources :

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Crapules est un podcast qui revient sur les arnaqueurs, menteurs, escrocs et autres voyous qui ont marqué l'histoire - à leur façon.